Pour une démarche d’intelligence interculturelle

L’autre différent est trop souvent perçu comme incompétent, hostile ou mal élevé, alors que lui-même nous considère peut-être ainsi. Pour désamorcer les conflits nés de malentendus interculturels, les auteurs proposent une démarche d’observation et d’interrogation permettant de déceler, au-delà des apparences, les sources de ces malentendus et de négocier les conditions d’un travail en commun efficace.

Interculturel

Michel Sauquet a travaillé pendant 40 ans dans la coopération internationale avec des ONG, fondations ou agences des Nations Unies. Il enseigne à Sciences Po, aux Langues O et à Dauphine.

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Martin Vielajus est consultant indépendant auprès d’ONG, d’agences de développement et de collectivités territoriales. Il enseigne à Sciences Po et à Paris V Sorbonne.

Pourquoi interrompt-on moins souvent ses interlocuteurs en Allemagne qu’en France ? Le « oui » d’un industriel japonais lors de tractations commerciales a-t-il la même signification que celui d’un industriel français ? Les aides-soignantes d’origine étrangère ont-elles toutes le même rapport au corps, à la maladie et au grand âge ? Autant de questions, parfois d’énigmes, de constats d’unité ou de diversité, qui émaillent la rencontre interculturelle, dans un monde où la globalisation est loin d’avoir provoqué un rabotage des différences.

Face à ce constat, nous avons, dans un récent ouvrage, proposé une démarche d’« intelligence interculturelle » 1 au cœur de laquelle se trouve un exercice de questionnement : nous constatons depuis longtemps qu’il est illusoire, lorsque l’on est engagé dans une carrière de mobilité qui amène à changer de pays tous les deux ou trois ans, ou lorsque l’on est amené à travailler, au sein de son propre pays, dans des milieux très pluriculturels, de prétendre vraiment connaître la culture de l’autre. En revanche, il est nécessaire, dans ces situations, de se poser une série de questions sur les contextes dans lesquels vivent nos interlocuteurs, sur la spécificité de leurs pratiques et de leurs manières de fonctionner, et sur les représentations que chacun a de notions trop vite supposées communes – le temps, l’argent, l’autorité, la nature …
Plutôt que de proposer une série de recettes sur la manière de se comporter face à un interlocuteur chinois, malgache ou brésilien, nous suggérons de questionner les réflexes et les réactions de cet interlocuteur, pour permettre à chacun de mieux comprendre d’éventuels malentendus et de trouver la meilleure voie pour adapter son action. Les professionnels de l’international ont intérêt à se demander, chaque fois qu’une action de coopération, une négociation, un projet présentent des difficultés inattendues, ce qui, du point de vue culturel ou social, a pu dysfonctionner, d’où proviennent les incompréhensions et les malentendus. L’échec d’un travail en commun vient-il forcément de l’incompétence, de la duplicité ou de la mauvaise volonté de nos partenaires ?

Une « grille d’analyse des contextes, des représentations et des pratiques culturelles », présentée dans L’intelligence interculturelle, permet d’interroger tout autant les représentations de l‘autre que les siennes propres – ce qui est l’une des vertus du détour par l’autre.

Prendre du recul, questionner, négocier

La méthode que nous proposons comporte trois stades. Le premier est celui de la prise de recul, le temps d’observation et de diagnostic. Ce recul  s’impose :

  • par rapport au contexte dans lequel évoluent nos partenaires, d’abord : niveau de précarité économique, niveau d’ouverture du régime politique, , fonctionnement (ou dysfonctionnement) des transports, de l’éducation, de la santé, etc.
  • par rapport au sens des mots ensuite : religions et croyances sont-ils synonymes ? Mettons-nous tous le même sens derrière des mots comme culture, laïcité, temps, communication, espace, autorité … ?

Le deuxième élément est l’exploration des différences de représentations, des systèmes de valeurs et des pratiques. Il s’agit d’interroger les différentes manières dont les individus et les groupes se représentent des notions que l’on ne questionne plus : le temps, l’espace, la santé, l’identité, l’honneur, l’argent, la hiérarchie, etc. C’est le cœur de la démarche d’intelligence interculturelle.

Le troisième élément est la prise en compte des similitudes et des différences culturelles : il s’agit de réfléchir à la manière de tenir compte de ces écarts de contextes et  de représentations dans la manière de gérer nos collaborations partenariales.  

Mille et un thèmes à considérer pour explorer nos différences

De très nombreux thèmes de questionnement nous paraissent devoir être considérés dans cette démarche. Dans la grille qui vient d’être évoquée, nous les avons regroupés en quatre grands axes :

Le premier concerne les visions du monde. Il aborde notamment :
– la question des sources culturelles, religieuses, historiques des représentations et des pratiques de nos interlocuteurs ;
– la vision des rapports homme-nature : posture de domination ou de symbiose ? Quelles différences de représentations de la valeur de l’eau, de la terre, du sol ?     
– la vision du temps : pensons-nous le temps de manière cyclique ou linéaire ? Le temps est-il pour nous maîtrisable, planifiable, séquencé ?
– la conception et les usages de l’espace,
– le rapport à la vie, à la santé, à la souffrance et à la mort : quelles sont, les différentes manières de nommer la maladie, d’exprimer la souffrance, de percevoir la mort ?

Le deuxième axe est celui des identités : manières de se définir et de définir les autres :
– le rapport à l’individuel et au collectif. Sommes-nous plutôt dans des cultures du « je » ou dans des  cultures du « nous » ? Comment cela influe-t-il sur les modes de représentation et de prise de décision, sur  l’idée de performance ou d’échec individuel ?
– le rapport à l’étranger et à la différence ;
– le rapport au genre : quel niveau de distinction entre les rôles sociaux  masculins et féminins ?
– le rapport au statut social : quelle perception de l’égalité et de l’inégalité dans nos cultures respectives ? Quel niveau de structuration hiérarchique des sociétés ? Quel rôle de l’âge et des diplômes dans la construction du statut social ?

Le troisième axe est celui des cultures professionnelles et organisationnelles :  
– les représentations du travail, du « métier », de l’efficacité, du risque ?
– les représentations du désaccord et du conflit : cultures de l’affrontement ou de l’évitement ? Quelle importance de la « face » ?  etc.
– les représentations de l’argent, de la richesse, de la possession : qu’est-ce qu’être riche ou pauvre dans nos cultures respectives ? Montre-t-on ou cache-t-on la richesse ?
– Le rapport à la règle, à l’autorité : quel degré de « distance hiérarchique » ? Quels sont les différents modes de structuration des organisations ?

Enfin le quatrième axe concerne le rapport à la langue et à la communication interpersonnelle :
– Comment l’architecture d’une langue modèle-t-elle nos raisonnements, nos façons d’être et d’agir ? Que nous disent les différences lexicales sur nos visions et sur la diversité de nos cadres de vie? Comment traduire l’intraduisible ?
– Quelles différences peuvent exister dans nos manières d’organiser les idées/les arguments et de les communiquer ? Quelle part de l’implicite dans les modes de communication ? Quels codes de communication non verbale ? etc.

Une nécessaire prudence

Pour éviter que tous ces thèmes soient abordés de manière simpliste, nous fondons notre approche sur une vision prudente et critique à l’égard de la place du « culturel » dans les comportements de chacun.

D’abord, les cultures ne sont pas statiques, mais en évolution permanente. Il est impossible aujourd’hui de considérer une culture en dehors de ses relations avec les autres cultures, de sa propre évolution, de son propre métissage, et c’est ce que nous oublions souvent lorsque nous opposons trop vite « l’Occident » au reste du monde.

Ensuite, nous sommes conscients du fait que la culture ne cesse d’être instrumentalisée. Alternativement, chacun d’entre nous peut en effet utiliser la culture selon sa situation et ses intérêts : en « gardien du temple » ; en manipulateur, lorsque les différences culturelles deviennent un alibi (le « chez nous, c’est différent » si souvent entendu par les cadres expatriés) ou un prétexte pour justifier certaines discriminations ; en grossiste, chaque fois que l’on s’agrippe à des cultures institutionnelles supposées uniformément valables d’un bout à l’autre de la planète.

La diversité des univers professionnels concernés par la rencontre interculturelle

La préoccupation à l’égard de la question de la diversité culturelle se retrouve dans la majorité des univers professionnels et des secteurs d’activité.

On la rencontre par exemple dans les milieux des ONG internationales et des associations, en proie à des doutes croissants quant à l’adaptation de leurs méthodes aux contextes locaux des pays où elles interviennent. Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du Monde, n’hésite pas, par exemple, à parler d’une nécessaire « désoccidentalisation de l’action humanitaire  » 2.

Dans les milieux de l’entreprise et de l’administration, nous assistons à une remise en question du monolithisme des cultures de l’organisation ; de la préparation des cadres à l’expatriation ; de la gestion d’équipes multiculturelles aux repères religieux, identitaires différents… Même constat dans les milieux de l’action sanitaire et sociale, où est posée en permanence la question de la d’équipes soignantes de plus en plus cosmopolites, avec un rapport au corps, à la santé, au genre, à la pudeur, à l’intergénérationnel, au temps, à la hiérarchie, etc., parfois très différent du nôtre.

La question est présente dans certains cercles de l’armée et des forces de maintien de la paix, qui travaillent de plus en plus, sur les terrains d’opérations, avec les ONG et une série d’acteurs locaux, pour clarifier les questions culturelles. Présente également dans la justice et la magistrature où l’on peut constater des malentendus d’ordre culturel, par exemple lorsque des juges auditionnent des demandeurs d’asile dont les manières d’être et de parler semblent a priori invalider la sincérité de leurs propos.

Question présente dans les milieux de l’enseignement, avec ces classes où coexistent des dizaines d’origines culturelles différentes, dans les universités et grandes écoles où nous rencontrons un effectif croissant de Chinois, d’Indiens, de Japonais, d’Européens de l’Est, de Latino-américains, etc.  

Entre universalisme et relativisme : attitudes et options face à la diversité et à la différence

Autour de beaucoup des thèmes mentionnés, on retrouve une opposition sourde entre deux postures extrêmes : l’universalisme et le relativisme culturel.

L’universalisme postule qu’il existe des principes indiscutables et des valeurs absolues, valables pour tous, car inhérents à la nature humaine. Tzvetan Todorov lie cette posture à l’ethnocentrisme, qu’il définit comme « ce qui consiste à ériger, de manière indue, les valeurs propres à la société à laquelle [nous appartenons] en valeurs universelles »  3 : conviction profonde, indéracinable qu’il n’y a pas de meilleure façon de penser que la nôtre.

Aux antipodes, le « relativisme culturel », tient les différences entre les cultures pour irréductibles, présente celles-ci comme des entités séparées, impossibles à comparer, dont les décalages sont « incommensurables ».

Ces différentes options se retrouvent dans deux façons d’aborder la rencontre interculturelle : la stratégie du bulldozer, consistant à imposer à l’autre ses vues et ses méthodes et à résumer le dialogue interculturel à un coût de transaction ; la stratégie de l’abdication par laquelle, immergé dans une culture différente,  on met entre parenthèse sa propre identité et ses propres valeurs au motif de ne pas heurter, et de gagner en efficacité.

Nous partons pour notre part du principe qu’une part de conviction universaliste est indispensable à la rencontre, précisément pour être capable de situer son « curseur de l’acceptable » tout en partageant avec l’autre les valeurs et les principes permettant de situer ce curseur.  Du relativisme, nous retenons le refus de hiérarchiser les cultures, la prise de distance par rapport à nos propres savoirs et nos propres convictions, le souci de comprendre, la culture de l’autre.

« Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre », disait Spinoza. Trois siècles et demi après, cette proposition demeure d’une brûlante pertinence dans un monde où, par réaction peut-être à la mondialisation, les replis identitaires sont devenus monnaie courante.

1 Michel Sauquet et Martin Vielajus, L’intelligence interculturelle – 15 thèmes à explorer pour travailler au contact d’autres cultures, Editions Charles Léopold Mayer, 2014.

2 Lire à ce sujet son livre Humanitaire : s’adapter ou renoncer, Payot 2008

Nous et les autres – la réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989.

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