Le cognac de Derbent : une fierté du Daghestan

La production de vin et de cognac est une des cartes de visite de Derbent. La région s’est dotée de fabriques de ces boissons dès le milieu du XIXe siècle. Et elle fournit aujourd’hui les plus prestigieux cognacs de Russie. Valeri Danilian, chef technicien adjoint de la Fabrique de cognac de Derbent, nous parle de ce qui distingue les cognacs français et russe, de l’état actuel de la viniculture en Russie, et aussi de ce qui l’a poussé à choisir ce métier.

Le Courrier de Russie : Quel est le nom correct de votre production : cognac ou brandy ? Car le cognac tire son nom de la région de France dans laquelle il est produit…

Valeri Danilian : À l’époque où Jacques Chirac était président de la République française, il a abordé cette question avec Vladimir Poutine. La question de l’utilisation de l’appellation « cognac » a été débattue au niveau des viticulteurs français et des experts russes de la fabrication d’alcool, mais elle a finalement été mise de côté pour ne plus être posée. Concrètement, aujourd’hui, nous vendons notre produit en Russie sous le nom de « cognac », et pour l’export, sous celui de « brandy ».

LCDR : Pouvez-vous nous en dire plus sur le processus de fabrication du cognac ?

V.D. : Notre entreprise possède plusieurs chaînes de transformation du raisin. Nous transformons environ 50 tonnes de raisin à l’heure. Le raisin pressé donne un jus, ou, dans le jargon scientifique, un « moût », qui est fermenté pour produire un vin sec. À partir de ce dernier, distillé dans des appareils de cuivre rouge, on obtient le distillat de cognac, qui peut contenir jusqu’à 70 % d’alcool pur. Le spiritueux obtenu est ensuite versé dans des tonneaux de chêne, pour être vieilli. Et à l’issue de la période de vieillissement, nous produisons nos cognacs.

C’est soit du trois étoiles, soit du cinq ans d’âge, soit du dix ans d’âge. Nous avons des cognacs de 20 ou 30 ans d’âge, nous en avons même un de 62 ans. Mais généralement, le cognac « repose » dans les fûts un an minimum.

LCDR : J’y reviens : y a-t-il des différences, dans le procédé de fabrication, entre votre cognac local et le cognac français ?

V.D. : La technologie est quasiment la même partout. Quand la Russie s’est lancée dans la fabrication de cognac, au début du 19e siècle, elle a emprunté leurs techniques aux créateurs de cette boisson : les Français. Mais le goût du cognac varie en fonction de la terre sur laquelle a poussé le raisin, de l’eau dont on l’a arrosé, des mains qui l’ont cueilli. Le cognac, ce n’est pas le travail d’un homme, mais le fruit du labeur complexe du vigneron qui cultive le raisin, de celui qui le transforme et de celui qui le distille et le conserve.

Nos cognacs ne se distinguent des français que par les notes. Les cognacs français sont dominés par des notes de cire, de savon, de parfum, alors que les nôtres se caractérisent par des notes de chocolat et de vanille, de noix, de pruneau. Les notes qui caractérisent le cognac d’un pays ne peuvent pas servir d’étalon pour un autre. Ces goûts sont déterminés par de nombreux facteurs : le jus du raisin, la somme des températures actives, le sol, l’eau…

LCDR : Vous inspirez-vous de l’expérience occidentale pour fabriquer du vin et du cognac dans votre entreprise ?

V.D. : Je lis régulièrement les revues professionnelles et je me tiens au courant de ce qui se passe à l’étranger. Ça me suffit. Vous savez, aucune usine ne confie ses secrets à une autre. L’échange d’expériences ne se pratique qu’entre les spécialistes d’une maison.

L’entreprise où je travaille est la gardienne de grandes traditions de fabrication de vin et de cognac. Elle a été fondée en 1861 par quatre Arméniens. Le Daghestan est une région musulmane, et la viniculture ne pouvait y être pratiquée que par des représentants d’autres confessions : des Juifs, des Arméniens et des Russes.

La viniculture a commencé à se développer ici dès le 18e siècle. Aux 18e et 19e siècles, on faisait venir ici des raisins du monde entier : de France, d’Espagne, d’Italie. Nous avons toujours eu de bons vignerons.

Malheureusement, la viniculture a subi de lourds dommages avec la campagne antialcoolique lancée en URSS en 1985. Des vignes ont été massivement détruites dans les régions du pays traditionnellement productrices de vin. Imaginez : alors que nous transformions 400 000 tonnes de raisin en 1985, nous n’en avons transformé que 140 000 tonnes l’année dernière. Il faudra encore beaucoup de temps pour que nous retrouvions les anciens rythmes de fabrication.

LCDR : Que faudrait-il faire pour que les vins et cognacs russes soient reconnus de par le monde ?

V.D. : Ils le sont déjà. On compte avec nous. La production de notre région – et je parle aussi bien de la fabrique de Derbent que de celle de Kizliar, qui est le fournisseur officiel du Kremlin – est régulièrement récompensée et médaillée lors des concours internationaux. Le monde connaît les vins et cognacs russes.

LCDR : Bien. Que faudrait-il faire, alors, pour que le cognac russe soit vendu dans les supermarchés français ?

V.D. : Je ne peux pas répondre à cette question, ce n’est pas mon travail. Chaque entreprise a un département spécialisé dans la promotion du produit. Mon travail, c’est de préparer un cognac que tous apprécieront. Un cognac qui ne reviendra pas sans prix des concours internationaux.

LCDR : Vous travaillez depuis longtemps dans cette entreprise ?

V.D. : Depuis que j’ai terminé ma formation technique, à l’âge de 18 ans – c’est-à-dire depuis bientôt 52 ans.

LCDR : Et n’a-t-on jamais tenté de vous débaucher ?

V.D. : Bien sûr que si ! J’ai eu des propositions émanant de la fabrique locale de Kizliar, de Moscou, d’Arménie et de Moldavie ; on m’a aussi proposé d’aller travailler à Chypre et en Algérie. Mais cette terre m’a élevé et nourri. Je suis Daghestanais. Je suis né ici, ma femme, mes enfants, mes petits-enfants, ma datcha et le travail que j’aime sont ici.

Je n’ai besoin de rien d’autre. Et pour cette raison, je dois restituer mon expérience seulement ici : à cette entreprise et à cette république.

LCDR : La jeunesse vient-elle volontiers travailler dans la vigne, aujourd’hui ?

V.D. : Je ne sais pas exactement combien de viticulteurs produit chaque année l’université du Daghestan, ni celles de Rostov-sur-le-Don, Krasnodar ou Moscou, mais je peux vous dire, en tout cas, que nous ne souffrons pas d’un manque de personnel. Notre collectif ne cesse de rajeunir.

LCDR : Pourquoi avez-vous décidé de faire ce métier ?

V.D. : Très franchement, je ne sais pas. Je suis né à Derbent, j’ai toujours aimé le raisin, l’agriculture. Je me suis toujours intéressé au processus de fabrication du vin et j’ai décidé de suivre la formation technique correspondant à cette spécialité.

À la sortie du lycée technique, je suis venu faire mon stage dans cette entreprise. Mon premier enseignant était le vigneron en chef de l’usine : Sergueï Djavakhov. J’ai apprécié sa façon d’expliquer ce qu’il fallait faire, de raconter sa relation avec le vin. Et j’ai décidé que je devais suivre cette voie.

Pourtant, malgré mon métier, je ne consomme pratiquement pas d’alcool. Exceptionnellement, je peux boire un petit verre de cognac lors de fêtes de famille.

LCDR : Racontez-nous une journée de travail.

V.D. : Je commence ma journée à 4h45. À Derbent, j’ai un appartement et une maison, mais je préfère vivre à la datcha. Juste après m’être levé, je vais au potager voir ce qu’il y a à faire. Ensuite, je vais à la mer, je marche pieds nus sur le sable, je me baigne. Puis, je reviens chez moi, je prends une douche, je monte dans ma voiture et je vais à l’usine.

Naturellement, la matinée au travail commence par une réunion de planification. Il faut déterminer qui doit faire quoi : quel cognac filtrer, quels mélanges faire. Et comme ça, toute la journée. Quand je rentre chez moi le vendredi soir, j’attends déjà le lundi.

Pour moi, le travail est une fête. Quand on m’apporte un verre de la boisson prête, je sens immédiatement monter l’adrénaline. La naissance d’un nouveau vin, c’est le même sentiment que quand on te présente un enfant nouveau-né. Le vin, c’est un produit vivant, c’est la vie même. Comme l’être humain, il a ses périodes : il naît, puis il mûrit, et ensuite, il meurt.

LCDR : Pourquoi aimez-vous votre métier ?

V.D. : J’ai toujours apprécié tout ce qui est lié au vin. C’est ma vie. Si on me disait demain que je suis nommé ministre de l’énergie ou, disons, de l’informatique, je dirais : « Non merci, je veux rester vigneron. » D’ailleurs, je pense que les présidents de tous les pays devraient être vignerons – il n’y aurait plus de guerre dans le monde, alors.

Article paru le 3 Août 2016 dans LE COURRIER DE RUSSIE

http://www.lecourrierderussie.com/regions-et-villes/caucase-du-nord/dagh…

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