Les sanctions ne nous ont pas simplifié le travail, mais en même temps, notre stratégie consiste à surmonter les difficultés et à trouver des solutions. La recherche de financements pour Yamal LNG en est un bon exemple.
Le groupe français Total, la compagnie gazière russe Novatek et leurs partenaires chinois ont finalement trouvé, début mai, des financements pour le mégaprojet Yamal LNG, au nord de la Russie, un des plus grands projets de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde. Pourquoi les banques européennes ne participent-elles pas au financement du projet ? Quelles sont les prévisions pour les prix du pétrole et du gaz ? Kommersant s’est entretenu avec Patrick Pouyanné, directeur général de Total.
Kommersant : Où en est le projet Yamal LNG ? Prévoyez-vous toujours les premières livraisons de gaz naturel liquéfié pour le dernier trimestre 2017 ?
Patrick Pouyanné : Tout se déroule selon le calendrier prévu. Quinze mille personnes travaillent sur le chantier, les modules de l’usine de liquéfaction du gaz sont acheminés depuis les chantiers de construction sur la côte chinoise – il est important d’effectuer ces livraisons en temps voulu afin de profiter de la saison la plus propice dans l’océan Arctique. Nous avons réglé favorablement la question du financement du projet, qui se fera essentiellement en euros. Je trouve positif que, malgré les restrictions liées aux sanctions, nous ayons trouvé le moyen de mobiliser des fonds, dont une partie significative vient de banques chinoises (en avril, Yamal LNG est tombé d’accord avec la China Exim Bank et la China Development Bank sur un financement à hauteur de 12 milliards de dollars). Nous avons aussi contracté des crédits en euros auprès de banques russes, pour une somme équivalant à 4 milliards de dollars environ.
Kommersant : L’année dernière, vous comptiez sur un financement de 4 à 5 milliards de dollars en provenance des banques européennes, mais elles n’ont rien donné…
P.P. : Les banques européennes et internationales ont adopté une position attentiste. Nous ne sommes pas disposés à accepter leurs conditions supplémentaires, qui pourraient déséquilibrer le financement du projet. C’est pour cette raison que nous avons ciblé en premier lieu les crédits en provenance des banques chinoises et russes.
Néanmoins, nous continuons de travailler avec des sociétés de crédit internationales. L’apport d’une petite tranche de crédit supplémentaire serait bienvenu même si, dans l’ensemble, le financement du projet est déjà monté. Je suis heureux de voir que cette expérience pourrait permettre d’ouvrir des voies nouvelles pour trouver des financements.
Kommersant : En cas d’apport de fonds supplémentaires, l’argent ira aux actionnaires du projet ?
P.P. : Non, il ira au projet lui-même. Ces crédits supplémentaires permettront d’alléger la charge de l’investissement, qui repose sur les capitaux propres des actionnaires. Au départ, nous nous étions dit qu’idéalement, il nous faudrait un apport de 20 milliards de dollars. Et nous avons déjà levé 18,4 milliards de dollars.
Kommersant : Dans quelle mesure la compétitivité du projet est-elle liée aux prix du GNL ?
P.P. : Nous envisageons le projet dans une perspective de long terme. L’extraction du gaz et la production de GNL sont prévues sur une période de 25 à 30 ans, au cours de laquelle la volatilité des prix est inévitable. Grâce à son faible coût d’exploitation, Yamal LNG est un projet concurrentiel. C’est précisément pour cette raison qu’il peut résister à la volatilité des prix. Il sera bénéficiaire même si les prix sont bas.
Kommersant : Total a réduit sa participation dans le gisement de Kharyaga [nord de la Sibérie] et cessé d’en être l’opérateur, même s’il se maintient dans le projet. Pourquoi ?
P.P. : Notre logique était la suivante. Lorsque nous sommes venus travailler en Russie il y a vingt-cinq ans, Kharyaga a été notre premier projet à long terme. Il nous a permis d’acquérir une certaine expérience de l’activité dans l’Arctique russe. Mais aujourd’hui, dans un contexte de prix du pétrole bas, nous sommes obligés d’optimiser nos actifs et de nous fixer pour priorité la maîtrise de nos dépenses. Nous transférons donc le rôle d’opérateur à Zarubezhneft, une compagnie russe expérimentée qui saura coordonner plus efficacement le travail avec les prestataires russes dans la région. Nous ne nous retirons pas entièrement du projet et voulons continuer d’apporter notre connaissance de la structure géologique de Kharyaga et des particularités de l’exploitation du gisement. Nous avons trouvé le moyen de revoir notre participation dans le projet et espérons que tout sera conclu d’ici septembre. Il est nécessaire d’en finir avec les formalités juridiques.
Kommersant : Avez-vous de nouveaux projets en vue en Russie ?
P.P. : Notre principal partenaire en Russie est Novatek, et nous avons, bien entendu, des idées de développement pour l’avenir, en Russie et à l’étranger. Mais pour l’heure, il faut avant tout mettre en route le projet Yamal LNG. Nous sommes aussi actionnaires de Novatek, avec qui nous continuons d’exploiter le champ de gaz de Termokarstovoye, dans le district autonome de Iamalo-Nénétsie. Une activité dont nous sommes très satisfaits.
Kommersant : Quel impact les sanctions contre la Russie ont-elles sur vos affaires ? Voyez-vous des signes laissant penser que la position de l’UE sur la question de leur prolongation évolue ?
P.P. : Les sanctions ne nous ont pas simplifié le travail, mais en même temps, notre stratégie consiste à surmonter les difficultés et à trouver des solutions. La recherche de financements pour Yamal LNG en est un bon exemple. Il s’agit d’un projet sur 30 ans. Et au cours de cette période, il y aura inévitablement des hauts et des bas sur les plans économique autant que géopolitique, mais notre tâche est de garantir une certaine stabilité et de garder le cap.
Kommersant : On entend beaucoup dire actuellement, dans les milieux concernés, que le marché du GNL est saturé pour les cinq à six prochaines années, qu’il n’y a pas de niche de marché pour de nouveaux projets et que Yamal LNG est peut-être le dernier. Qu’en pensez-vous ?
P.P. : Il y a aujourd’hui beaucoup de GNL disponible sur le marché, et on peut s’attendre à des prix relativement bas pour les cinq prochaines années. Mais en analysant précisément la situation, on constate que la consommation mondiale de gaz augmente deux fois plus vite que celle de pétrole, et la consommation de GNL – deux fois plus vite que celle de gaz en général. C’est pourquoi, chez Total, nous continuons de lancer de nouveaux projets GNL, par exemple le Papua LNG, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Nous croyons en l’avenir du gaz. C’est un combustible propre, un très bon complément aux sources d’énergie renouvelables dans la balance énergétique, et qui peut assurer un approvisionnement continu en énergie. Je pense que le monde a besoin d’un combustible fiable, accessible et écologiquement propre, et le gaz convient parfaitement.
En outre, le gaz et le pétrole sont des matières premières qui, en tant que marchandises, passent par des cycles déterminés. Lors des discussions sur le forum [Forum économique international de Saint-Pétersbourg, ndlr], j’ai entendu dire à plusieurs reprises, principalement dans la bouche des hommes politiques, qu’il fallait des prix stables pour les hydrocarbures. Mais les prix stables, ça n’existe pas, parce que quand les prix sont élevés, vous investissez trop et la consommation ralentit, ce qui entraîne une chute des prix, ce que l’on observe actuellement. Et avec de tels prix, les compagnies n’investissent pas suffisamment. C’est la situation qui s’est établie aujourd’hui : alors que les investissements du secteur des hydrocarbures s’élevaient à 700 milliards de dollars en 2014, en 2016, nous n’avons investi que 400 milliards de dollars. Cette faiblesse des investissements se fera sentir dans deux ou trois ans, et nous assisterons alors à des pénuries de pétrole et de gaz – qui auront pour effet une nouvelle hausse des prix.
Kommersant : Décelez-vous déjà des signes d’une hausse de la demande en GNL en Asie ?
P.P. : Oui, bien sûr. Pas tant en Chine, d’ailleurs, qu’en Asie du Sud-Est – par exemple en Indonésie, aux Philippines et au Myanmar. C’est une question de développement économique. Dans ces pays, l’ennemi du gaz, c’est le charbon, qui est moins coûteux à produire et à transporter. Cependant, à mon avis, la question doit être considérée en prenant en compte le problème du changement climatique. Voilà pourquoi Total insiste pour que soit instaurée une taxe sur les émissions de CO2. Vu le marché actuel, avec une taxe moyenne de 40 dollars par tonne de CO2, le gaz évincera le charbon. Si le monde a réellement l’intention d’atteindre les objectifs fixés à la conférence de Paris sur le climat [COP21], il est temps de mettre en place cette taxe.
Kommersant : Voyez-vous des indices concrets de l’instauration prochaine d’un tel système ?
P.P. : Oui, je constate que des pas ont été faits, en particulier en Amérique du Nord. Je pense que ça se fera petit à petit. Ainsi, au forum de Pétersbourg, au cours de la discussion organisée par Rosneft [à laquelle participaient les directeurs généraux de BP, Eni, Exxon, Total et Rosneft,ndlr], toutes les compagnies ont confirmé qu’elles tenaient compte de la taxe carbone dans leurs audits internes. Et elles se basent, précisément, sur un montant de 30 à 40 dollars par tonne. Nous investissons sur des délais de 20 ans, et ne voulons pas faire d’erreurs. Et nous savons tous qu’un système de taxe carbone sera instauré tôt ou tard. Pour l’instant, la construction de centrales électriques au charbon semble encore plus rentable que celle de centrales au gaz, mais si l’on prend en compte cette taxe, on se rend compte que ce serait une terrible erreur d’investissement.
Article paru le 11 Juillet 2016 dans LE COURRIER DE RUSSIE
http://www.lecourrierderussie.com/economie/2016/07/total-yamal-lng-patri…