Alexandre, conscient de l’absence d’une culture du fromage en Russie, compte bien la développer grâce à son projet.
À 29 ans, Alexandre Kroupetskov est à la tête de deux boutiques de fromage à Moscou. Rencontre.
Programmeur de formation, Alexandre a travaillé dix ans dans l’informatique. Mais début 2014, il a abandonné son dernier poste – chef de projets IT dans une banque – pour ouvrir une fromagerie. Alexandre a alors placé toutes ses économies – 700 000 roubles, qu’il comptait investir dans une nouvelle voiture – dans son affaire : « Je me suis dit qu’il était temps de me lancer, et que si je réussissais, je gagnerais assez pour m’offrir une bagnole ! », confie-t-il. En quête de fournisseurs, Alexandre s’achète un billet d’entrée pour Prodexpo, le premier salon russe des professionnels de la distribution alimentaire. À l’époque, il imagine un étal composé à 100 % de fromages européens : camembert, bleu, parmesan, gruyère…
« Pourquoi le fromage ? Parce que c’est un produit que j’apprécie, explique Alexandre. J’aime voyager, découvrir de nouveaux goûts. Chaque fois que je vais à l’étranger, en France, en Allemagne ou en Italie, je goûte du fromage et j’en rapporte à mes proches. Mais en Russie, le fromage, c’est un truc sans trop de goût qu’on met sur une tartine beurrée – pas ce mets qu’on déguste en fin de repas, comme les Français. » Alexandre, conscient de l’absence d’une culture du fromage en Russie, compte bien la développer grâce à son projet.
En dépit de l’embargo
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Il ouvre sa première boutique en juin 2014, dans un local trouvé sur le site de petites annonces Avito. Le nom lui vient naturellement : Au sommelier fromager. « Quand vous voulez en savoir plus sur le vin, c’est facile : il y a des écoles de sommeliers, des boutiques spécialisées, poursuit l’entrepreneur. Mais sur le fromage, ici, personne ne sait grand-chose… J’ai donc décidé de devenir moi-même ce maître fromager en Russie ! »
Les ventes démarrent un peu moins bien que prévu, ce qu’Alexandre explique par un mauvais choix d’emplacement. « Le magasin était situé près du métro Novoslobodskaïa, près de deux universités. J’espérais que les étudiants viendraient chercher chez moi des cadeaux pour leurs enseignants… mais je me suis trompé », se souvient-il. Pire : un mois plus tard, en réponse aux sanctions européennes, Moscou introduit un embargo sur la majorité des produits alimentaires venant de l’Union européenne. Les fromages français sont désormais interdits de séjour en Russie. « Ça a été un vrai coup dur, moralement. Je me préparais à voir mon business couler », admet l’entrepreneur.
Le 7 août 2014, le lendemain de l’adoption de l’embargo, Alexandre fait le tour de ses fournisseurs en voiture pour leur acheter tous leurs stocks de fromages français et italiens. « J’ai acheté près de 300 kilos de fromage ! Je les ai entreposés chez moi, chez mes beaux-parents, chez des collègues… J’ai pu tenir six mois avec. Cela m’a permis de gagner du temps et de réfléchir à une solution pérenne », raconte Alexandre. Il parvient à se maintenir à flot et, vers le mois de novembre, commence même à enregistrer ses premiers bénéfices : les cliens se ruent chez lui pour acheter des paniers cadeaux à l’occasion des fêtes de fin d’année.
Les affaires marchent. À l’été 2015, Alexandre ouvre sa deuxième boutique. Le nouveau Sommelier fromager s’implante sur le pont piéton Bagration, en face de la gare de Kiev. « Nous y sommes restés pendant un an, explique-t-il. Mais à un moment, le propriétaire a changé, et le nouveau voulait tripler le loyer. Tous les commerçants du pont sont partis. »
Alexandre aussi a dû trouver une solution. Il a décidé de se rapprocher des caves à vins, se disant que les deux produits se marient bien. Il a fermé sa boutique de Novoslobodskaïa et a conclu un accord avec deux boutiques de vins de la capitale, pour installer des comptoirs dans leurs locaux. Alexandre gagne ainsi, désormais, des clients spontanés.
L’assortiment, lui aussi, évolue avec le temps. Après avoir épuisé son stock, Alexandre a importé de France des fromages sans lactose – autorisés, au début, par les conditions de l’embargo. « Tous les fromages affinés durant plus de trois mois ne contiennent pas de lactose, explique l’entrepreneur. Cela m’ouvrait de larges possibilités, je pouvais encore importer beaucoup de bons produits. » Mais en juillet 2015, le gouvernement russe interdit aussi les fromages sans lactose. Finalement, afin de sauver son affaire, le jeune homme se tourne vers des producteurs locaux.
Le premier coup est une réussite : « En cherchant du camembert russe sur Internet, je suis tombé sur le site de la ferme Polyanka, dans la région de Moscou, se souvient Alexandre. Sur les photos, leur production avait l’air très bien : je suis allé goûter, et aujourd’hui, je vends leur camembert. » L’entrepreneur collabore actuellement avec une trentaine de fermiers russes dans tout le pays, dont les fromages constituent un peu moins d’un tiers de l’assortiment du Sommelier fromager. « J’ai 70 sortes de fromage en tout, dont 30 % sont russes et 60 % suisses. Le reste vient de Tunisie, du Maroc et d’Argentine, des pays non concernés par l’embargo », précise l’entrepreneur.
« Camembert, je te vendrai sûrement »
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Les gens s’intéressent de plus en plus aux fromages russes, poursuit Alexandre. Alors que ses clients ne voulaient même pas en entendre parler il y a seulement deux ans, aujourd’hui, ils commencent à avoir leurs sortes et leurs producteurs préférés. « Je suis certain qu’il va y avoir de plus en plus de bons fromages en Russie, et que la demande va croître elle aussi, naturellement », assure le fromager. Avant de décider de placer de nouvelles sortes sur son étal, Alexandre organise à chaque fois une dégustation pour ses quatre employés : « Et nous décidons ensemble si nous allons, oui ou non, adopter tel ou tel fromage. On ne vend bien que ce qu’on apprécie », explique-t-il.
Et si l’embargo était levé ? Alexandre Kroupetskov avoue qu’une telle décision lui faciliterait la vie. « Même si la production de fromage se développe bien ici, les Russes apprécieront toujours le bon fromage français, ils ont leurs préférences, leurs coups de cœur… », commente-t-il, ajoutant qu’il est toujours obligé d’importer des produits étrangers pour satisfaire des demandes bien précises de ses clients.
« Les gens qui veulent du parmesan vont naturellement opter pour un fromage suisse approchant plutôt que pour un produit russe qu’ils ne connaissent pas », constate Alexandre. Autre problème : si les fermiers russes parviennent à faire de bons fromages à pâte molle, les pâtes cuites demeurent un défi, notamment parce que leur fabrication exige plusieurs années. « Les producteurs nationaux ne veulent pas se lancer dans cet affinage de long terme, explique le fromager. Ils préfèrent fabriquer un camembert qu’ils vendront rapidement. » Alexandre en est convaincu : « La Russie doit lever l’embargo et ré-autoriser l’importation des fromages étrangers, et ce aussi pour maintenir une concurrence saine parmi les fermiers locaux. »
Alexandre vend actuellement 70 kilos de fromage par semaine, à entre quinze et vingt personnes par jour, pour un ticket de caisse moyen de 2 000 roubles. Le fromager avoue recevoir constamment des propositions de commerçants clandestins, qui lui proposent, sous le manteau, des fromages interdits.
« Les importations illégales existent, ce n’est un secret pour personne. Je reçois plusieurs coups de fil par mois de gens qui me proposent du fromage français ou italien. Mais j’ai toujours refusé. J’ai toujours voulu jouer franc jeu, dès le début », me dit-il en me tendant sa carte de visite – avec des trous rappelant l’emmental. Si Alexandre gagne aujourd’hui moins bien sa vie qu’à la banque – et ne s’est toujours pas payé de nouvelle voiture –, il ne regrette pas son choix. « J’investis les bénéfices de la boutique dans le développement de mon business, et ça me va. La nouvelle voiture, ce sera pour plus tard ! », conclut-il, tout sourire.
Article paru le 11 juillet 2016 dans Le Courrier de Russie
http://www.lecourrierderussie.com/societe/2016/07/fromager-sanctions-mos…